Je pense que le gouvernement ne fait pas le nécessaire pour garantir à chaque citoyen birman, où qu'il soit, qu'il puisse voter. Ces gens vont être largement privés de leur droit de vote car le système n'encourage pas leur participation.
Phil Robertson, Human Rights Watch- 20/10/2015
Des obstacles à la démocratie encore nombreux
Malgré l'espoir que représente ce scrutin, les obstacles à un véritable tournant démocratique sont encore nombreux. La population manque cruellement d'information sur le déroulement du vote et a du mal à s'identifier aux candidats, pour beaucoup totalement inconnus dans la circonscription où ils se présentent. Pire, sur les 33,5 millions d'électeurs officiellement éligibles, les observateurs internationaux estiment qu'entre quatre et dix millions de citoyens birmans sont d'ores et déjà exclus du vote, soit entre 10% et 20% de l'électorat potentiel... De plus, si dans une circonscription la participation ne dépasse pas 51%, l'élection est annulée, une règle qui risque de balayer la voix de territoires entiers.
Qui sont ces grands oubliés ?
- Les 850 000 privés de leurs "cartes blanches", essentiellement issus des minorités musulmanes comme les Rohingyas, mais également des milliers de Kokang, Wa et autres minorités chinoises ou indiennes, qui ont été déchus de leur droit de vote en juin 2015 car issus de minorités non reconnues par la Constitution.
- Seuls 34 000 Birmans travaillant à l'étranger ont pu s'inscrire à temps sur les listes de votants. Deux millions d'entre eux sont officiellement enregistrés dans le monde mais les chiffres réels sont bien supérieurs et les organisations de défense des travailleurs estiment que trois millions de Birmans travaillent rien qu'en Thaïlande.
- 270 000 personnes dans l'Etat Chin, zone particulièrement sinistrée par les inondations de l'été dernier.
- 100 000 personnes déplacées dans l’État Kachin à cause des conflits avec l’armée birmane, n’ont toujours pas pu s’inscrire sur les listes électorales et n’ont pas reçu d’information quant aux vérifications des listes et aux modalités de vote. Dans l’État Shan, 600 000 personnes des régions contrôlées par l’armée Wa et l’armée Mongla ne pourront pas voter car l’administration électorale birmane n’interviendra pas sur ces territoires.
- Les 110 000 Birmans vivant dans les neuf camps de réfugiés le long de la frontière thaïlandaise depuis des décennies. La situation des Birmans vivant dans les camps de déplacés internes n'a pas encore été tirée au clair.
- Entre 100 000 et 500 000 personnes vivant dans des zones ethniques isolées ou des travailleurs migrants internes vivant dans les bidonvilles de Rangoon qui ne sont pas enregistrés en tant que citoyens.
Dans n'importe quel autre pays, le rejet d'une classe entière de candidats rendrait d'emblée la compétition anti-démocratique. Le gouvernement birman joue un jeu dangereux puisqu’il semble s’appuyer sur les sentiments de xénophobie, de racisme et de nationalisme pour son propre intérêt politique aux dépens de millions de citoyens ethniques birmans.
Charles Santiago, membre du Parlement malaisien et président des parlementaires de l'ASEAN pour les droits de l'homme - 15/09/2015
Les problèmes d'organisation, de sécurité et de partialité de la commission électorale nationale en faveur du gouvernement remettent en cause la crédibilité de l'élection birmane. Les erreurs massives dans les listes de votants et les pratiques de corruption, d'intimidation, de fraude sont monnaie courante et ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Mais les attaques constantes contre la communauté musulmane, environ 5% de la population du pays, qui s'intensifient à l'orée des élections, entâchent définitivement l'ambition démocratique de ces élections.
Au vu de l'ambiance actuelle, il est possible qu'aucun candidat musulman ne devienne député à l'issue des élections, avec le risque de marginaliser encore davantage la communauté. La situation dans l'Etat d'Arakan, théâtre d'un déchaînement de violence contre la minorité rohingya et qualifiée de "nettoyage ethnique" par l'Onu, est un drame qui ne peut être occulté par l'enthousiasme général autour d'une campagne électorale qui se garde bien d'évoquer le sujet. Une enquête de la chaîne Al-Jazeera révèle que les groupes Fortify Rights et International State Crise Initiative ont rassemblé de "fortes preuves" d'un génocide organisé dans l'ouest de la Birmanie.
Enrayer cette discrimination qui déshonore le pays, parvenir à un cessez-le feu solide et à un accord juste avec les différents groupes ethniques, libérer les derniers prisonniers politiques et poursuivre de manière convaincante les réformes constitutionnelles pour une meilleure représentation citoyenne sont les grands enjeux du prochain gouvernement.
Toutes ces observations amènent à la question finale : l’armée, institution toute-puissante et quasi-mystique en Birmanie, est-elle réellement prête à céder ou du moins partager le pouvoir ? Les militaires vont-ils enfin retourner dans leurs baraques ? Détenir l'intégralité du pouvoir législatif leur permet de contrôler le passé et l'avenir du pays mais également de s'assurer une impunité judiciaire ainsi que la main-mise sur l'économie largement étatisée du pays. Au vu de la manne financière que représentent les conglomérats détenus par les militaires comme Myanmar Economic Corporation ou de secteurs comme l'extraction de gaz, pétrole, minerais et jade, rien n'est moins sûr.
Global Witness estime que le trafic de cette dernière pierre précieuse a représenté 31 milliards de dollars en 2014, soit la moitié du PIB national. Ce business profite largement aux élites militaires, comme la famille de l'ancien dictateur Than Shwe, et aux seigneurs de guerre de groupes armés ethniques, au même titre que le juteux trafic d'opium dont la Birmanie est toujours le deuxième producteur mondial.
Au mieux, les élections permettront au pays de faire un petit pas vers une démocratie accomplie, avec encore un long chemin à parcourir.
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Enfin, pour mieux comprendre la Birmanie contemporaine et les enjeux de ces élections historiques, voici les vingt dates-clés détaillées de l'histoire du pays, depuis la colonisation britannique jusqu'à nos jours.